Interfaces : Les technologies qui conditionnent l’innovation

Nouvel échange dans le cadre de notre série Interfaces, avec, cette fois, l’auteur Alain Conrard. Ce dernier est aussi CEO de Prodware Group et Président de la Commission Digitale du mouvement des ETI (METI), il nous invite à découvrir son dernier ouvrage « Osons ! Un autre regard sur l’innovation « , édité par Cent Mille Milliards.

Jean-Denis Garo : Pourquoi proposer, aujourd’hui, un essai sur l’innovation ?

Alain Conrard : Même s’il y en a déjà eu beaucoup, la plupart du temps, ces publications sont soit des éloges inconditionnels, soit des critiques ou des rejets en bloc manquant parfois de nuances. En général, ces analyses réduisent l’innovation à ses seules dimensions économiques ou technologiques. Alors qu’il s’agit d’un phénomène bien plus vaste. Il y a par exemple de multiples dimensions sociales et sociétales de l’innovation. L’exploration de ces différents niveaux m’a conduit à développer une approche humaniste de la question. Il s’agit d’oser un autre regard sur l’innovation, notamment à travers un point de vue plus global de la rentabilité qu’elle devrait apporter. Pour être digne d’être nommée « innovation », elle doit servir l’humain, la société, la croissance, et les équilibres écologiques, donc le bien-être de tous.
À partir de mon statut un peu particulier de théoricien mais aussi de praticien de l’innovation (en général, c’est l’un ou l’autre), j’ai tenté avec cet essai de montrer l’immense puissance transformatrice de l’innovation, mais aussi les risques qu’elle peut présenter si elle n’est pas maîtrisée dans le sens du bien commun.

Vous listez un certain nombre de technologies qui conditionnent l’innovation, quelles sont-elles ? Pourquoi cette sélection ?

Les principales technologies sont aujourd’hui, comme on le sait le big data, l’intelligence artificielle (IA), le machine learning, l’Internet des objets (IoT), les réalités augmentées et virtuelles, la blockchain, les technologies liées au Cloud ou encore l’impression 3D. Ce sont les piliers sur lesquels repose aujourd’hui tout l’édifice de l’innovation. Ces technologies prises isolément permettent la réalisation de solutions étonnantes. Mais, c’est leur interopérabilité et leur synergie qui créent un système de plus en plus intégré à l’efficacité phénoménale doté d’une puissance de transformation globale de la réalité qu’aucune technologie dans l’histoire n’a sans doute encore jamais atteinte.

Souvent l’IA est réduite aux applications de machine learning, alors qu’il existe d’autres approches, comment l’expliquez-vous ?

L’innovation est un phénomène très complexe qui demande à ceux qui s’y intéressent de prendre en compte de nombreux paramètres. Or, nous vivons dans une société de communication où la dimension spectaculaire prévaut. Il me semble que la réduction de l’IA aux applications de machine learning dont vous parlez est principalement liée au fait que c’est dans cette zone que les avancées de l’IA sont les plus étonnantes et les plus faciles à expliquer. Elles sont donc davantage mises en avant, notamment dans la presse. Pour autant, cela n’empêche pas chercheurs et ingénieurs de travailler dans des zones plus « ésotériques » pour développer toutes les potentialités de l’IA.

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En quoi l’IA est une révolution ? Quel est son impact sociétal ?

L’IA est devenue incontournable. Elle le sera encore plus dans les années qui viennent. C’est une révolution, tout d’abord parce qu’il s’agit d’un changement de dimension phénoménal dans les capacités de calcul et d’analyse. Ces dernières font qu’il ne s’agit plus seulement de tenter d’imiter le fonctionnement du cerveau humain mais bien de dépasser infiniment ses capacités, pour l’instant en termes de capacités accrues de calculs complexes, de vitesse d’exécution et de quantité d’informations traitées. Les victoires dans les tournois d’abord d’échecs, puis de go, face aux meilleurs joueurs mondiaux sont autant d’exemples éclairants. Au-delà d’un certain stade, l’accumulation quantitative produit un saut qualitatif, et on pourrait très bien imaginer, dans un futur proche, se trouver en présence d’un nouveau type d’intelligence. Après tout, si l’IA apprend tout, pourquoi n’apprendrait-elle pas aussi à être une nouvelle forme d’intelligence ?
C’est aussi une révolution économique. L’IA ouvre un espace illimité pour créer une palette de services et de produits à forte valeur ajoutée dans des domaines aussi divers que le taxi, le marché automobile, le transport autonome et les transports publics, la consommation de musique, les labels de producteurs, la télévision avec des opérateurs et les plateformes de contenus, par exemple. Ceci bouleverse tous les modèles économiques. Les États et les entreprises l’ont bien compris, et investissent massivement dans ces technologies. Quant au marché, il suit.

Si l’IA est en train d’impacter tous les secteurs d’activité, point de vue sociétal, elle va affecter l’ensemble de nos vies. L’allègement de la charge de travail que l’IA peut occasionner pour les humains va notamment redistribuer les termes de la question du travail. Travailler autrement, travailler moins, plus efficacement et de manière plus collaborative, tels sont des objectifs que la progression de l’IA pourrait aider à atteindre.
Mais le phénomène présente évidemment une face négative. Il y a aussi une certitude de destruction d’emplois, y compris pour des métiers très qualifiés comme garagiste, médecin ou juge, par exemple, qui pourront facilement être remplacés par des spécialistes en silicium. En 2018, l’OCDE a brossé un tableau sur l’évolution du marché du travail dans 21 pays, et conclut que 14% des emplois actuels sont exposés à un haut risque de destruction, et que la moitié des travailleurs seront confrontés à la nécessité de s’adapter considérablement à un nouveau milieu de travail. Mais la progression de l’IA devrait aussi permettre la création de métiers : plus de 21 millions d’emplois dans les prochaines années, qui n’existent pas encore aujourd’hui. Face à elle, le défi des entreprises est de repenser produits et services.
À l’évidence, le progrès technologique, comme toujours, s’accompagne d’un renouvellement du tissu social. Il faudra bien sûr veiller à ce qu’une fracture numérique, l’illectronisme, ne vienne pas redoubler la fracture sociale, séparant les personnes éduquées qui maîtrisent les technologies et les autres.

Qui en entreprise doit gérer la data que vous qualifiez d’or noir dans votre ouvrage ? Le CIO, le CDO ?

Tout le mérite de cette analogie de la data avec l’or noir revient à Kai-Fu Lee que je cite et qui est l’un des plus grands spécialistes mondiaux de l’IA. Il a cette phrase éclairante : « si les données sont le nouvel or noir, la Chine est le nouvel Opep ».
Les data et leur exploitation sont devenues un outil stratégique sur lequel repose aujourd’hui la matière première de la croissance pour toute entreprise et plus largement la société. Il est donc clair que chacun dans l’entreprise est amené à être en contact actif avec cette matière. Ce qui montre que la gestion des data est sortie du strict registre technologique, qui concernerait plus particulièrement le ou la CIO, pour rentrer dans le champ stratégique du ou de la CDO. Mais il est clair aujourd’hui que cette gestion est devenue transversale et concerne plus ou moins directement tout collaborateur de l’entreprise.

Les questions d’éthique reviennent en force dans le débat, en particulier autour de l’IA, en quoi est-ce plus important aujourd’hui qu’avant ?

Le travail de l’IA est notamment d’automatiser de plus en plus la prise de décision, jusqu’alors réservée aux humains. Parmi les questions soulevées par cette évolution, il y a celle de la responsabilité des machines dans des actes où elles vont être amenées à tenir un rôle de plus en plus important. Par exemple, la voiture autonome peut prendre des « décisions » en fonction de ce qui se présente à elle sur son trajet, dans une multitude de situations, parfois totalement imprévisibles.
Le fait que ces questions prennent plus d’importance aujourd’hui qu’auparavant est directement superposable à la courbe de progression de la présence de l’IA dans la vie quotidienne. Plus il y a de points de contact avec l’IA, plus les problèmes qu’elle pose deviennent centraux. C’est une évidence. « Auparavant », il n’y avait pas ou très peu d’IA, aujourd’hui, ses applications sont multiples. Elles posent ainsi des problèmes éthiques dans une infinité de domaines allant des plus abstraits aux plus concrets : dépassement de l’humain, respect de la vie privée, autonomisation progressive de la technologie faisant craindre une prise de pouvoir, détermination des critères de prise de décision, etc. On voit que l’IA n’est plus depuis longtemps une aide technologique simple et transparente pour interagir de plus en plus intimement avec tous les registres de nos vies, individuelle ou collective.

Vous nous invitez, aussi, à nous « placer au cœur des usages », n’est-ce pas déjà le cas de la majorité des innovations B2B existantes ?

Oui, vous avez raison. L’usage est partout. Pourtant, là aussi, comme en tout, il y a de la place pour l’interprétation. Le mot « usage » fait partie, avec « agile », « design thinking », ou encore « customer experience », d’une batterie de mots qui sont devenus depuis quelque temps des passages obligés de toute communication. Pourtant, si on use sans modération du mot « usage », il n’est pas sûr qu’on mette en pratique tout ce qu’il implique.
Toute innovation part aujourd’hui des usages. La primauté de l’usage est le résultat d’un basculement complet des process industriels par lesquels l’ancien destinataire d’un produit ou d’un service en est devenu le producteur ou le coproducteur. Le consommateur était autrefois le maillon final d’une chaine, il en est désormais le point central autant que le point d’origine. Le comportement de l’usager va permettre non seulement de valider le produit, le service, le process, l’organisation, mais aussi de le modifier, de l’améliorer de manière constante et itérative. Ce qui compte désormais, c’est la relation entre une marque ou un produit et ses clients. À travers l’expérience consommateur, il s’agit d’établir une relation de confiance basée sur l’affect. Tout le dispositif industriel a ainsi été mis au service de la production d’une émotion, la plus forte, la plus inédite, la plus singulière possible. La place occupée par les usages est donc aujourd’hui centrale. Et ce mouvement est à saluer car il consiste à placer les êtres humains au cœur du mécanisme de l’innovation.
L’utilisateur devient ainsi le cocréateur ou le coproducteur d’un produit ou d’un service par la place centrale prise par ses usages dans les processus complexes d’élaboration. Cela va d’ailleurs encore plus loin : il ne s’agit plus seulement de répondre à de nouveaux usages, mais bien d’en créer. On part de l’usage pour inventer un système. L’invention de nouveaux usages (incarnés par de nouveaux produits ou services) fait désormais partie intégrante de la dynamique de l’innovation.

J’ai proposé un nouveau terme pour désigner ce consommateur actif dont les usages sont le moteur de toute innovation : l’usacteur – néologisme formé de la contraction d’« usager » et d’« acteur ». À nouvelle situation, nouveau mot pour l’exprimer. Et « usager » ne suffit pas à désigner avec justesse la nouvelle situation. Ce terme désigne une passivité, et pour cette raison, ne dit pas suffisamment la nouveauté du rôle de l’usage dans l’innovation. Au contraire, l’usacteur est celui dont on pense à la façon dont il va se servir de ce processus ou dont ce processus va le servir, mais aussi celui qui est un acteur fondamental de l’innovation.
L’usage, c’est la façon. Et c’est en prenant en compte la façon, dès le début de la conception d’un produit ou d’un service, que l’on innove aujourd’hui. En mettant l’usacteur au cœur actif du processus d’innovation. Ainsi, l’usage et l’usacteur placent la dimension humaine au tout premier plan et au centre du tableau général de l’innovation. Cette dimension, si longtemps oubliée ou considérée comme une variable d’ajustement, ou, pire, comme le maillon faible de tout le circuit économique, est désormais réévaluée.
On sait aujourd’hui que la source de toute valeur se trouve là.

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