La souveraineté numérique européenne : un impératif stratégique en 2025

À l’ère du numérique, la souveraineté technologique est devenue un enjeu crucial pour l’Europe. La capacité à contrôler ses infrastructures, ses données et ses technologies est essentielle pour garantir l’indépendance stratégique, la compétitivité économique et la protection des libertés individuelles. Dès lors, cet article vise à réfléchir sur les défis et opportunités de la souveraineté numérique européenne, à la lumière d’analyses récentes et d’initiatives concrètes.

Le concept de souveraineté technologique

L’autonomie stratégique

La souveraineté technologique ne doit pas être confondue avec le nationalisme ou le protectionnisme. Elle désigne la capacité d’une entité étatique à prendre des décisions indépendantes dans les domaines stratégiques liés à la technologie. Ainsi, cela touche de multiples secteurs : économie, santé, éducation, défense, cybersécurité.

Selon le CESE (Conseil économique, social et environnemental), « l’autonomie stratégique numérique » est indispensable pour éviter les dépendances et sécuriser les chaînes de valeur clés (rapport CESE, 2022).

Souveraineté technologique et souveraineté numérique

La souveraineté technologique fait référence à la capacité d’un État ou d’une organisation à maîtriser l’ensemble des éléments indispensables au fonctionnement de son écosystème numérique : cela inclut les équipements matériels (serveurs, processeurs, réseaux), les logiciels, la gestion des données, ainsi que l’accès aux infrastructures de services comme le cloud. Cette souveraineté permet de réduire la dépendance vis-à-vis d’acteurs étrangers et de renforcer le contrôle sur ses outils stratégiques.

La souveraineté numérique, plus ciblée, concerne spécifiquement le contrôle des outils, des services numériques (applications, plateformes, etc.) et des données produites ou traitées dans ces environnements. Elle vise à garantir que les informations personnelles, économiques ou gouvernementales  soient protégées conformément aux lois et aux valeurs locales.

Comme le rappelait Yousign dans un article de 2023, cette question est devenue centrale pour l’Union européenne, qui en a fait une priorité stratégique afin de préserver l’autonomie décisionnelle de ses institutions et la sécurité des données de ses citoyens face aux grandes puissances technologiques non européennes.

Les défis de la souveraineté numérique européenne

Une dépendance technologique persistante

Plus de 70 % des données des entreprises européennes sont encore hébergées sur des infrastructures extra-européennes, notamment américaines (AWS, Azure, Google Cloud) et chinoises (Alibaba Cloud), selon un rapport de la Commission européenne. Cette situation expose les données à des législations extraterritoriales comme le Cloud Act américain, qui permet à des autorités étrangères d’accéder à des données stockées hors de leur territoire.

Une régulation ambitieuse mais sous tension

Le RGPD a fait figure de pionnier en matière de protection des données. L’AI Act, en cours d’adoption, vise à encadrer les usages de l’intelligence artificielle avec une approche par les risques. Mais cette régulation est parfois jugée trop complexe, voire dissuasive, qui pourrait freiner l’innovation locale sans que les entreprises n’aient pu “scale”. En face, des acteurs extra-européens bénéficient de réglementations plus souples et d’écosystèmes plus favorables à l’expérimentation rapide.

Des menaces géopolitiques accrues

L’intensification des cyberattaques, campagnes de désinformation et tensions autour des câbles sous-marins rappellent la vulnérabilité des infrastructures critiques. Euractiv identifie trois défis majeurs pour l’UE : appliquer efficacement les textes numériques, relancer la croissance, et protéger le modèle démocratique européen face aux pressions extérieures.

Des alternatives européennes crédibles

Des solutions cloud souveraines

Contrairement aux idées reçues, des alternatives existent : Scaleway or OVHcloud proposent des solutions cloud certifiées ou sont en cours de processus (SecNumCloud, ISO 27001, NIS2), et sont utilisées notamment par des ministères, des assurances ou des acteurs de santé.

Le projet Gaia-X, bien que critiqué pour sa lenteur, reste un jalon important. Ses détracteurs pointent la complexité de sa gouvernance, le manque d’agilité et la difficulté à résister aux influences de grands groupes extra-européens. Mais son objectif initial de  construire une fédération de services cloud interopérables, sécurisés et transparents  demeure pertinent.

Des exemples concrets de modèles souverains

Dans le domaine de l’intelligence artificielle, un acteur comme Golem.ai illustre la possibilité de concevoir des modèles performants et éthiques sur des bases européennes, en privilégiant l’interopérabilité, la transparence et la frugalité énergétique.

Des référentiels de confiance renforcés

L’Europe mise sur des labels comme SecNumCloud en France, EUCS (European Cybersecurity Certification Scheme) or eIDAS 2.0 pour structurer un marché numérique de confiance. Ces référentiels facilitent l’identification de fournisseurs respectant pleinement les exigences européennes en matière de sécurité, de transparence et de conformité réglementaire.

Un impératif stratégique et collectif

Une politique industrielle à réaffirmer

La souveraineté numérique doit cesser d’être un vœu pieux ou une posture symbolique. Elle est un levier stratégique pour protéger les citoyens, stimuler l’innovation, renforcer la résilience face aux cybermenaces, et défendre une vision éthique du numérique. Selon Forbes France, il est urgent « d’ouvrir les yeux et les data centers » pour ne plus dépendre exclusivement de puissances extérieures.

Les grands leviers d’une souveraineté numérique européenne sont multiples :

  • Des infrastructures cloud et réseau de confiance
  • Des logiciels européens interopérables
  • Une IA éthique et locale
  • Une cybersécurité structurée
  • Une politique de formation et de montée en compétence des talents
  • Un cadre fiscal et réglementaire adapté à l’innovation

Des freins à lever pour une mise en œuvre effective

Les textes européens peinent à être transposés au niveau national. En 2023, la Commission européenne a engagé plusieurs procédures d’infraction contre des États membres en retard dans la mise en œuvre du Digital Services Act  and Digital Markets Act. La fragmentation des stratégies nationales reste un frein majeur à l’émergence d’un véritable marché unique du numérique.

Plus encore, le véritable enjeu pour une mise en place effective : “Il faut s’assurer que les financements européens servent à construire des solutions locales et à renforcer l’écosystème européen “ comme le souligne très justement Killian Vermersch, CEO de Golem.ai, dans une interview menée par Scaleway.

L’enjeu du prochain cadre budgétaire

En 2025, les négociations sur le Cadre Financier Pluriannuel  c’est-à-dire le budget à long terme de l’Union européenne détermineront les marges de manœuvre pour financer une politique numérique ambitieuse. La Commission prévoit plusieurs initiatives législatives et non législatives pour soutenir l’investissement, alléger les démarches administratives et renforcer l’innovation souveraine.

In fine, la souveraineté numérique européenne entre dans une décennie décisive. Il ne s’agit plus seulement de stocker des données sur des serveurs européens, mais de construire une autonomie stratégique réelle, fondée sur l’innovation locale, la résilience technologique et la défense de nos valeurs démocratiques.

Ce défi n’est pas que celui des institutions : entreprises, collectivités, chercheurs et citoyens doivent s’y engager ensemble. En finir avec la naïveté numérique, c’est aussi choisir des solutions conformes, éthiques et robustes non pas par principe, mais par lucidité stratégique. Choisir des acteurs européens, c’est investir dans notre indépendance technologique