Mick Levy, directeur de l’innovation business chez Business & Decision, et spécialiste de la donnée, vient de publier l’ouvrage “Sortez vos données du frigo” édité par Dunod et préfacé par Gilles Babinet… De nombreuses bonnes raisons pour entamer une conversation avec lui dans le cadre de notre série Interfaces.
Jean-Denis Garo : Pourquoi un ouvrage de plus sur l’IA ?
Mick Levy : Le partage ! Voilà 20 ans que je travaille dans le domaine de la data en conseillant et en accompagnant les entreprises dans leur stratégie de valorisation de données. J’adore partager mon expérience, c’est d’ailleurs ce qui me conduit à animer des formations, conférences, webinars ou encore à écrire des articles de blog… alors pourquoi ne pas présenter tout cela dans un livre ?
Dès le début de ce projet, mon objectif était clair : donner une vision à 360° du sujet. Alors que beaucoup d’ouvrages se concentrent sur le volet technologique, « Sortez vos données du frigo » présente les points-clés pour la compréhension technologique, mais traite avant tout du sujet de la transformation des organisations. Parmi les thèmes-clés : stratégie Data, nouveaux métiers (avec des fiches de poste), cas d’usage (avec un catalogue de 101 usages), méthodologie… Bref, c’est un véritable manifeste pour une exploitation intensive et responsable des données et de l’IA.
Vous entamez votre ouvrage par la problématique des données disponibles, mais non exploitées. Finalement ces données sont-elles un actif sous exploité ou une plaie pour les entreprises qui semblent démunies quant à la manière de les exploiter ?
C’est clairement une opportunité pour toutes les entreprises ! Il faut s’en saisir pour créer de la valeur et transformer l’organisation. Cette question est amusante, car elle illustre à elle seule le paradoxe auquel les organisations font face avec leurs données. L’entreprise Gartner estime que l’exploitation des données avec l’IA va dégager 2,9 trilliards de dollars de valeur dans les années à venir, Accenture indique que les entreprises vont voir leur rentabilité augmenter de 38 %… Et face à cela, seulement 32 % des données sont exploitées par les entreprises selon IDC.
Toutes les entreprises ont des données. Il faut maintenant les considérer comme un actif à part entière et se remonter les manches pour les faire fructifier !
Qu’est ce qui définit une entreprise data centric ?
Je ne suis pas très fan de ce type de jargon. Il y a de grands débats qui agitent la communauté data sur la différence entre une entreprise data centric et une entreprise data driven en ce moment. On s’en fout ! Ce n’est pas une fin en soi.
Mais bon, je vais quand même tenter une explication. On l’a dit, le sujet-clé pour l’entreprise est d’exploiter la data au même titre que n’importe lequel de ses autres actifs. Celles qui l’exploiteront le plus pour la placer au cœur du fonctionnement de l’organisation seront qualifiées de « data-centric ». Dans ces entreprises, les données irriguent chaque département et service pour optimiser la prise de décision. Les entreprises data-centric s’emploient aussi à créer de nouveaux produits qui sont directement basées sur les données (ce qu’on appelle impudiquement la monétisation des données). Enfin, ces entreprises travaillent en mode « écosystème » pour exploiter des données externes et échanger des données avec leurs partenaires, leurs clients, leurs fournisseurs, voire même leurs concurrents.
Le contrôle de la conformité est l’un des cas concrets que vous détaillez. Pensez-vous que le secteur financier (banque et assurance) est prêt pour un usage intensif de l’IA ?
La situation de ce secteur est assez particulière. D’un côté, c’est le secteur le mieux armé pour exploiter ses données, qui sont historiquement au cœur de son modèle d’affaires. Ainsi, dans les banques et assurances, les données sont disponibles à foison et il y a beaucoup de compétences technologiques pour les valoriser. De plus, les multiples réglementations prudentielles (notamment BCBS 239 pour la banque et Solvabilité 2 pour l’assurance) ont obligé ces entreprises à structurer et exploiter leurs données pour maîtriser les risques financiers.
Pour autant, le secteur est freiné justement par son contexte réglementaire très protecteur des droits des personnes (l’incontournable RGPD est doublé de règlements sectoriels spécifiques) ainsi que par une certaine forme d’immobilisme historique. Les banques et assurances ne sont ainsi pas portées à innover, car la clientèle est très captive et la réglementation (encore !) laisse peu de place à de nouveaux entrants véritablement menaçants.
Le secteur financier doit ainsi accélérer sa transformation. Tout est là pour que ce secteur se transforme en profondeur par la data et l’IA, il faut maintenant définir une stratégie, imaginer les meilleurs cas d’usage et se lancer avec ambition.
Vous traitez, aussi, du sujet de l’expérience client. Selon une étude récente menée par Axys Consultants, l’email reste le canal privilégié de la relation client, encore une source de données non structurées à exploiter ?
C’est clair ! Quand j’évoquais le fait que seulement 32 % des données sont exploitées par les entreprises, cela laisse 68 % de données à explorer et valoriser… et celles-ci sont très majoritairement des données dites non structurées (du texte, du son, des images, de la vidéo).
Les entreprises ne s’y sont pas attaquées en priorité car ces données sont complexes à valoriser et les technologies n’étaient pas encore matures. Mais les choses évoluent rapidement et les cas d’usage basés sur de la voix ou du texte se multiplient et dégagent énormément de valeur. Parmi les projets que j’ai suivis récemment, il y en avait un dans le domaine de l’assurance où on avait exploité des centaines de milliers de rapports d’expertise (sous Word) pour trouver des corrélations. Cette application a permis de transformer en profondeur les actions de prévention de l’assureur. Ou encore un assistant intelligent pour les conseillers techniques d’un centre de relation client après-vente. Leur productivité avait augmenté de 20 % tout en augmentant la satisfaction des clients… et des conseillers eux-mêmes !
Le sujet de l’éthique de l’IA nous renvoie aux problématiques d’explicabilité, transparence, protection des données personnelles, souveraineté… Quelles sont pour vous les caractéristiques d’une IA éthique ?
Le sujet est vaste ! Je vais partager quelques repères mais on pourrait en écrire plusieurs livres… et le sujet occupe un chapitre complet dans « Sortez vos données du frigo ».
Reprenons les bases… Le socle de toute approche éthique pour l’IA, c’est la protection des données. Elle est régie par le fameux RGPD qu’il faut appliquer avec le plus grand sérieux. Sur ce socle, il faut ensuite traiter ce que j’appelle les trois plaies de l’IA, ces trois problèmes structurels à l’apprentissage automatique :
- Equité, liée aux fameux biais
- Transparence, due à l’opacité des algorithmes, notamment de Deep Learning
- Responsabilité : qu’il faut redéfinir à l’ère des IA autonome auto-apprenantes
Autour de ces sujets-clés, viennent se greffer des enjeux « plus grands que nous » qui sont ceux de la souveraineté des données et l’empreinte environnementale. Sur ce dernier, l’IA doit à la fois faire des progrès pour être moins énergivore et fournir des solutions pour la lutte globale contre le réchauffement climatique.
Finalement, pour l’entreprise, ce sujet de l’éthique nous invite à interroger nos valeurs et notre culture. Il est donc à appréhender par chaque organisation avec une approche philosophique en plus des mesures techniques qui sont à prendre sur les données et algorithmes.
Le rôle de CDO s’impose petit à petit, son rôle est clé dans la stratégie data de l’entreprise, pouvez-vous nous dire pourquoi ?
Le Chief Data Officer est le poste-clé de la stratégie data. Il est en charge de la définir et de l’exécuter. Il va ainsi agir en chef d’orchestre pour mobiliser les métiers, coordonner les projets et manager les équipes du Data Office. C’est aussi lui qui va insuffler la notion de valorisation des données et animer la démarche produit.
Au final, le CDO doit incarner le fait que les données sont considérées comme un actif à part entière pour l’entreprise. C’est pourquoi il apparaît pertinent qu’il siège au comité de direction de l’entreprise, aux côtés des directeurs en charge des autres actifs.
La nomination d’un Chief Data Officer et son rattachement au plus haut niveau de l’organisation sont ainsi des marqueurs forts pour les entreprises qui veulent exploiter sérieusement leurs données.
Qu’est ce qui caractérise le succès d’un projet d’Intelligence Artificielle ?
L’intégration de l’IA dans l’entreprise bouscule beaucoup de choses, et de fait, de multiples facteurs sont à prendre en compte. Implication des métiers, sponsoring de la direction, maturité des collaborateurs à utiliser les produits d’IA, compétences technologiques, socle data, disponibilité des technologies… de véritables efforts d’acculturation sont ainsi à conduire dans tous les départements de l’organisation.
D’un point de vue technique, l’écueil-clé que l’on rencontre actuellement pour les projets d’IA est celui du passage à l’échelle. Les algorithmes créés par les entreprises fonctionnent bien à petite échelle, dans les Labs, mais force est de constater que peu de projets sont industrialisés. Ce phénomène s’explique par de multiples raisons et il faut s’intéresser à la démarche MLOps pour relever le challenge de la généralisation de l’IA. Le MLOps est une approche multidisciplinaire qui mixe une évolution de la culture de l’organisation, des nouvelles recettes méthodologiques pour les projets et des technologies dédiées.
On le voit au travers de chacune de ces questions, le sujet de la data et de l’IA pour les entreprises est très large. Bien plus qu’un projet technologique, il entraîne une véritable évolution de la culture de l’entreprise. C’est pourquoi mon livre, « Sortez vos données du frigo – Manifeste pour l’exploitation intensive ET responsable des données » donne les clés de compréhension de cette transformation.
Découvrez toutes interviews de notre série Interfaces :
- Interfaces avec Sophie Duême (partie 1), co-auteure de l’ouvrage « Pro en Relation Client »
- Interfaces avec Sophie Duême (partie 2), co-auteure de l’ouvrage « Pro en Relation Client »
- Interfaces avec Gilbert Ton – Fondateur-Associé de NewCo Data Services et co-auteur de l’ouvrage “Chief Data Officer” édité par Eyrolles en septembre 2020.
- Interfaces avec Alain Conrard, CEO de Prodware Group et Président de la Commission Digitale du mouvement des ETI (METI). Auteur de “Osons ! Un autre regard sur l’innovation”
- Interfaces avec Céline Forest, élue « personnalité client de l’année 2019 » par le média RelationClientMag, détentrice de la palme d’argent « du directeur client de l’année 2019 » (AFRC) et reconnue par Les Echos avec un Next Leaders Award (2020), est l’auteure de “Expérience clients, la revanche du BtoB”
- Interfaces avec Alain Yen-Pon, co-auteur de l’ouvrage « Chief Data Officer »
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